Extraordinairement
banal
LECTURE
6 min
DATE
19 mars 2021
Avant de poursuivre cette lecture, je tiens à vous alerter quant à la possibilité de prononcer ce titre à voix haute. Ce n’est pas une mince affaire du premier coup. Vous risquez de trébucher dès la deuxième syllabe de cet adverbe de 18 lettres. Vous voilà prévenu.es. Oui, oui, 18 lettres je vous assure, inutile de compter sur vos doigts. Cette anicroche passée, venons-en au sujet.
La dernière fois, au détour d’une balade parisienne sur les quais de la Seine, j’ai aperçu une nana qui buvait une Kronenbourg dans une coupe de champ’ en plastoc. Oui, on en est donc là. Ça ne tourne vraiment plus rond chez personne. C’est un appel de détresse criant en faveur de la réouverture des bars et des restaurants, je crois. Oui, vous savez, cette vie d’avant.
Aujourd’hui je suis donc d’humeur à remuer le passé. À plonger dans les décombres de mes souvenirs. Ceux qui réchauffent le cœur. Pour faire une petite accolade à ce « bon vieux temps ». Attention, il ne s’agit pas ici de se fustiger et larmoyer sur notre sort. Mais plutôt de dépoussiérer quelques moments (d'une liste non exhaustive) qui semblent si lointains. De les remettre au goût du jour. Et de s’enivrer de leur simple évocation. Des petits bonheurs à se remémorer. Un shot de vie à s’enfiler comme on s’enfile une bouteille premier prix pour oublier. Mais inversement : on veut se souvenir des sensations.
Se souvenir de la sensation amicale du claquement de bise.
De cette proximité jadis réconfortante qui aujourd’hui nous apparaîtrait comme dérangeante. Inappropriée. Intrusive. Mais il faut se l’avouer, on est tout de même heureux.se d’éviter le contact avec ce voisin moustachu d’un certain âge. Vous savez, celui qui pose un véritable bisou de ses lèvres gercées sur vos deux joues.
Bon, cela permet aussi d’éviter ces instants de malaise lors d’un changement de région : « Ah mince c’est deux bises ici ? Chez moi c’est trois ! » Lol. Et hop un petit vent, le rouge aux joues, un sourire de gêne et un air nigaud. Bravo, belle première impression. Débuter une relation sur un loupé. Et encore je vous épargne le niveau supérieur de ridicule lorsque l’on manque une embrasse inopinée. Un kiss précédé d’un mouvement de tête effréné droite-gauche-droite-gauche à s’en chatouiller le bout du nez. Tout ça parce que dans le Sud on commence par la joue gauche et dans le Nord par la droite. Logique.
Se souvenir de la sensation libératoire quand on s’accorde la permission de minuit.
Fini le couvre-feu à 18h ou 19h. Aujourd’hui, c’est à peine si l’on passe les 23h le samedi soir. 21h39, bâiller à s’en décrocher la mâchoire, les paupières lourdes après 2 verres de rouge. Déboucher une bonne bouteille, le seul petit coup de folie que l'on s’octroie. Parce que c’est le week-end quand même. Et puis, on fait quoi nous après avoir déjà poncé les 2/3 de la bibliothèque Disney+ ? Elle est passée où la fièvre du samedi soir ?
Se souvenir de la sensation insouciante d’une soirée arrosée.
Celle qui se joue dans l’ambiance moite d’un bar bondé. Celle où on sort de là avec des auréoles aussi larges que l’arrière-train de Kim K. Et avec une vision des plus confuses. Option acouphènes, à ne rien entendre pendant 2 jours. Mais ça valait tellement le coup. Passer 15 minutes à se frayer un chemin jusqu’au bar, puis s’égosiller en commandant 2 caïpis. Pouffer « Caroooo, c’est notre chanson!!! » dès les premières notes du duo Beyoncé-Shakira. Monter sur le bar et enfiler son plus beau déhanché. Remarquer les regards envieux et ceux moqueurs. S’en tamponner des deux. Danser sans relâche, chanter faux. Assumer. Le plaisir d’une soirée tout en légèreté, cette porte dérobée de notre quotidien un peu trop pesant. Ranger le cerveau, les problèmes, les doutes, remettre les inquiétudes au lendemain. Kiffer le moment présent, littéralement.
Se souvenir de la sensation de réconfort lorsque l’on rejoint les copains en terrasse après le boulot.
Enfin l’apéro. C’était une belle journée de merde. Se dépêcher pour commander pendant l’happy hour. Parce que sinon la pinte, c’est pas donné. Sachant que l'on risque de s’en siffler cinq. Histoire d’ajouter du pétillant à cette journée éreintante. Rire à foison, de bon cœur. Se goinfrer de cacahuètes. Celles dans le pot où tout le monde y fout ses gros doigts. Ne pas s’en soucier. Ne pas voir l’heure passer. Minuit. Faut pas louper le dernier métro, parce que le noctolien, ça craint un peu. Rentrer chez soi plus très sûr.e du chemin. Sombrer de fatigue. Ne même pas faire l’effort d’enlever son sweat, on verra demain. Et demain justement. Mal de crâne, vite de l’aspirine. Une (quatre) tasses de café, mais toujours pas la forme. Se maudire de la veille à la perspective de cette journée de boulot insurmontable. C’était seulement mardi hier, quand même. Plus jamais en début de semaine. Et finalement, remettre ça le soir même.
Se souvenir de la sensation de nirvana lors d’un concert tant attendu.
Dans la fosse pour l’expérience. On en vient à manquer les pogos oppressants et la personne juste devant qui nous écrase les pieds toute la soirée. Subir la première partie interminable. Puis les palpitations lorsque l’artiste prend enfin place. Ce cri de joie lorsque les premières notes retentissent. Frissons.
Se souvenir de la sensation à la fois stressante et enivrante de prévoir un voyage de longue date.
Ou de partir sur un coup de tête. Dans les deux cas, répondre à l’appel du départ. Changer d’air. Mais où j’ai mis mon passeport ? Paniquer. Puis enfin lâcher prise, s’évader. Profiter d'un séjour hors du temps, dans un endroit que l’on découvre pour la première fois. Pour qu’il fasse partie de nous finalement.
Se souvenir de la sensation vibrante du rendez-vous au stade.
Excitation, émulation, émotion. Réciter par cœur les airs travaillés des chants de supporters. Faire la holà, tous ensemble tel un public en fusion. Essayer de transmettre toute la fougue et l’énergie aux joueurs. Se sentir proche de ces inconnus tout autour, et partager un moment puissant. Puis se séparer tel que chacun est venu, et retourner à ses occupations. Avec pour souvenir ces quelques instants de cohésion sociale gravés dans le cortex. Se dire que le sport, c’est quand même une discipline incroyable. Encore faut-il pouvoir y assister.
Se souvenir de la sensation stimulante d’embrasser l’inconnu.
À prendre au sens propre comme au figuré. Se rendre au restaurant, au musée, au théâtre, au cinéma, au salon de l’agriculture, à la salle de sport, chez son date, chez papy et mamie, au cours de tricot. C’était bien, c’était beau. C’était des actes d'une insignifiance déconcertante. Et c’est le plus grand des luxes aujourd’hui. Des fragments de vie dont on se rend compte de leur profondeur une fois qu’ils nous sont retirés. Il faut tenir et se dire que ça va être encore plus exaltant qu’avant. On trépigne tellement d’impatience qu’on va les savourer trois fois plus. Dix fois plus. Car finalement cette période nous aura appris leur valeur. Leur importance. Leur rôle central dans nos vies. Trêve de plaisanteries, ça reprend quand la vie normale, la vie banale ?
Ces souvenirs, ce sont les miens. Peut-être se rapprochent-ils des vôtres ? Peut-être pas. Justement, quels sont les moments qui vous manquent tant ?
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